Texte et photos par Catherine Bernier

 

Sur l’île Fogo, dans la province de Terre-Neuve-et-Labrador, des insulaires honorent les pratiques d’autrefois pour se nourrir tout en réinventant leur économie locale. Parmi eux, Timothy Charles, chef exécutif au prestigieux Fogo Island Inn, se lance dans l’agriculture biologique pour assurer la pérennité sur l’île et nourrir sa propre famille ; Alf Coffin, pêcheur aux pouces verts, défie les saisons en employant les pratiques de ses ancêtres pour amender sa terre à Joe Batt’s Arm ; et Paddy Barry, photographe de la communauté de Tilting, jardine une terre celtique à la tombée de la nuit pour y faire pousser des espèces de plantes ancestrales et des plants d’amarante.

Il fut un temps où les habitants étaient encouragés à quitter l’île devant un futur peu prometteur, mais les insulaires en ont décidé autrement. La mobilisation collective a d’abord pris racine dans les années 70, avec une coopérative de pêche créée par les pêcheurs locaux — une première dans la province. Puis, la création de Shorefast, un organisme de bienfaisance formé en 2006 par les frères et sœurs Zita, Alan et Anthony Cobb (insulaires de Fogo de huitième génération), visant à bâtir de nouveaux piliers économiques après l’effondrement de la pêche à la morue traditionnelle qui avait soutenu l’île pendant plusieurs siècles. La mission est de renforcer la résilience économique et culturelle de l’île. L’organisation a dirigé un ensemble de programmes et initiatives caritatives et est à l’origine de trois entreprises sociales, Fogo Island Inn, Fogo Island Shop et Fogo Island Fish, qui ont attiré l’attention à l’international pour avoir mis ces entreprises au service de la communauté.  

« La raison pour laquelle il est encore possible de vivre ici aujourd’hui, c’est parce que le gouvernement pense finalement que c’est un atout », explique le chef Timothy, arrivé en 2012, quand l’hôtel était encore en construction. C’est l’idée de vivre en ruralité, tout en cuisinant dans un lieu prisé, qui a attiré le Néo-Écossais d’origine à s'installer sur l’île : « L’éthos du projet s’alignait sur mes valeurs : les entreprises sociales profitent à l’association et les bénéfices sont redistribués dans la communauté. »

Ces initiatives attirent chaque année des milliers de visiteurs sur l’île Fogo, dynamisant l’économie locale, mais fragilisant aussi la survie de ce lieu idyllique. L’île fait 3,5 fois la taille de Manhattan, mais la communauté stagne autour de 2 000 habitants, et plus de 65 % de la population a plus de 50 ans. Pour Tim, ces indicateurs révèlent une problématique : « Qui assurera la survie et la littératie alimentaire, alors qu’il est déjà particulièrement difficile de se procurer des aliments frais sur l’île ? À l’épicerie, la nourriture que l’on retrouve sur les tablettes part d’abord des États-Unis en train ou en camion, puis passe par Montréal pour atterrir à Sydney, en Nouvelle-Écosse. Elle est ensuite acheminée par un premier bateau à Saint-Jean de Terre-Neuve et arrive finalement par un second bateau jusqu'à Fogo. Après un si long voyage, les aliments perdent leur densité nutritionnelle, sans parler de la façon dont ils ont été cultivés. Nous avons l’un des taux de cancer les plus élevés au pays. Je suis de plus en plus convaincu que le manque de nutriments fait partie du problème », constate Tim.
 

« Plus de 80 % de nos poissons sont pêchés ici sur l’île Fogo. »

Le chef tente au mieux de travailler avec des entreprises hyperlocales pour combler les besoins du restaurant de Fogo Island Inn. S’il n’est pas en mesure de s’approvisionner auprès de celles-ci, il collaborera alors avec des entreprises familiales de Terre-Neuve et, enfin, s’ouvrira aux autres provinces de l’est du Canada en dernier ressort : « Toutes nos protéines animales, sauf le canard du Québec (La Canarderie), proviennent de la province et certaines, de l’île. Nous sommes aussi autorisés à servir du gibier sauvage d’ici tel que l’orignal, le caribou et le lapin. »


Ce qu’il préfère avant tout, c’est la collabo- ration avec les petits producteurs natifs de Fogo, comme Alf Coffin et Winston Osmond, charpentier et artiste peintre, qui poursuivent la tradition et maintiennent un jardin sur leur propriété : « Les liens personnels que nous avons avec eux sont quelque chose de puissant. » Fait cocasse, durant les premières années de collaboration avec Alf, l’équipe de Tim devait cueillir elle-même les légumes dans son jardin, alors que ce dernier était occupé à pêcher commercialement la crevette.

Aujourd’hui, le pêcheur a pris sa retraite, mais des vestiges de son métier s’amalgament à sa pratique agricole. Tout comme ses ancêtres, Alf amende son sol avec des restes de poissons et de crustacés et cueille le varech échoué sur les berges — un puissant fertilisant naturel disponible en abondance. Il arrose également son jardin d’eau de mer, ce qui, selon Tim, rend ses aliments particulièrement intéressants à travailler en cuisine grâce à à leur haute teneur en sel. « Les gens plaisantent parce que les Terre- Neuviens cultivent principalement les légumes types du Jigg's dinner, un mets traditionnel concocté à partir de viande salée, de chou, de navets, de pommes de terre, de carottes et de betteraves bouillis, mais d’autres légumes poussent tout aussi bien ici », mentionne Tim. À la demande initiale du chef, Alf cultive à présent le fenouil en plantation échelonnée : « Nous lui avons donné des semences et il est aujourd’hui confiant dans cette pratique. Nous avons donc maintenant accès à de petits fenouils tout au long de l’année pour le restaurant ! »

 

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*Ici adapté pour le web. Tu peux lire l'article complet dans la version française du quatrième numéro du Magazine Growers & Co.
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